Plaidoyer
Mai 2020. Alors que la France sort petit à petit d’un confinement drastique, alors que les marchés se réveillent et que les terrasses de café se re-peuplent, une partie de la population nous apparaît encore cloîtrée chez elle ou derrière les vitres épaisses des établissements spécialisés.
Considéré·es comme « personnes à risque », enfermé·es plus que tout le monde, mais aussi victimes du confinement des autres (aidant·es, familles, voisin·es …) les aîné·es ont pris la crise de plein fouet. Leur isolement est devenu impossible à ignorer. À cela s’ajoute que nous avons, à grande échelle, partagé pendant quelques mois le quotidien des personnes âgées dépendantes : une vie recluse, désensibilisée voire médicalisée, maintenue en lien avec le monde grâce à une poignée de professionnel·les à bout de souffle, dont les témoignages résonnent encore à nos oreilles. Si le vieillissement massif de la population française était déjà mise en visibilité par les vagues de canicules successives, la crise du Covid 19 en a fait un réel sujet de de société. « Et si tout le pays était devenu un gigantesque Ehpad ? » questionne Florence Aubenas, à travers les yeux d’une résidente âgée d’un établissement du 93, dans un documentaire pour Le Monde fin mars 2020, inaugurant un débat médiatique de grande ampleur sur la gestion du grand âge en France.
Face aux changements qui nous attendent (à court terme, l’annonce d’un nouvel été caniculaire dans
un contexte d’épidémie prolongée, et à moyen terme des bouleversements climatiques et démographiques de grande ampleur), il nous faut repenser de façon systémique la manière d’accompagner le vieillissement sur nos territoires. Parce que vieillir n’est pas une condition absolue, mais une réalité située, tant dans un contexte culturel et social que dans un tissu d’infrastructures publiques et privées, nous pensons que la coopération et le partage d’expérience sont une clé indispensable pour faire face aux défis qui nous attendent.
Les quelques mois qui viennent de s’écouler, malgré leur dimension dramatique, sont riches d’enseignements à toutes échelles. Trop de choses resteront sous le radar, trop de possibles et de brèches ouvertes pendant la crise se refermeront sans donner suite, trop d’initiatives ingénieuses seront passées à la trappe si nous ne prenons pas le temps, dès aujourd’hui, de porter un regard sur ce qui s’est passé.
C’est l’objectif que se donne Vieillir vivant, un programme de recherche-action mettant en lien six territoires singuliers pour mener un retour d’expérience collectif et sensible sur la crise du Covid auprès des aîné·es, et imaginer, avec les personnes et les acteurs concerné·es, des pistes pour aller plus loin.
Accélérons le changement de modèle
Une première lecture de la crise nous pousse à penser que le modèle traditionnel de prise en charge du grand âge est à réinventer. La période de confinement s’est accompagnée d’une mise à l’arrêt des multiples formes de lien social auprès des aîné·es (intervenant·es à domicile ou en EHPAD, activités culturelles et sportives…) alors même que des approches ont largement prouvé qu’elles étaient vitales au bien-être des personnes. Depuis des années des réseaux d’acteurs se mobilisent pour penser des alternatives aux approches fonctionnelles centrées sur l’équipement, vers des dispositifs plus intégrés au territoire, en privilégiant une approche plus sociale et culturelle. La crise du Covid 19 a fini de mettre le modèle des EHPAD à genoux. Il est temps de penser cette question à l’échelle du territoire élargi, dans la mobilité ville-campagne, dans les relations de voisinage, dans les nouvelles formes d’habitat intergénérationnel, dans l’évolution du « chez soi », dans la rénovation des centres urbains. Cela implique de changer de regard sur le vieillissement, ainsi que sur l’immense diversité des savoir-faires (soignants, mais aussi aidants, médiateurs, commerçants, et animateurs du lien social) qui l’accompagne. Ces enjeux étaient actifs avant la crise, et la situation actuelle leur donne une forme d’urgence : nourrir une veille interterritoriale, échanger sur les pratiques et les initiatives en cours semble une bonne manière de passer à la vitesse supérieure.
La vie dans les plis, le génie dans les détails
Deuxièmement nous pensons qu’aujourd’hui plus que jamais il faut se prémunir de la recherche d’un grand plan salvateur pour répondre aux enjeux du vieillissement. Si la loi Grand âge annoncée pour l’été semble une réelle opportunité pour formuler des orientations stratégiques nouvelles et apporter une aide structurelle incontournable, nous pensons qu’une grande partie des leviers de changement se situe dans les territoires, à une échelle ultra-locale, à travers des initiatives et des projets portés par des acteurs de terrain. La crise du Covid a révélé des multiples formes d’ingéniosité, une certaine capacité à contourner les règles pour s’adapter, dans une logique anti-protocolaire souvent pleine de bon sens. Cette période a vu fleurir une forme de subsidiarité de crise, brouillant les frontières des compétences administratives, mais aussi celles entre la sphère publique et la société civile. Si cette énergie déployée pour venir en aide aux aîné·es a pu parfois créer de l’épuisement ou de la confusion par moments, elle appelle malgré tout à inventer des formes de coopérations locales pour traiter la question de façon plus souple, plus horizontale, et plus contributive. Appuyons nous sur ces initiatives pour défendre le sur-mesure, le cousu-main, et la mise en lien des acteurs comme une stratégie souhaitable, face aux réponses standardisées d’une économie privée de l’or gris, qui ne cesse de se développer.
Du corps vieillissant au corps social
Pour finir, il nous semble que les multiples facettes de la crise actuelle (démographique, économique et sanitaire) nous invitent à questionner les silos traditionnels de l’action publique et des stratégies territoriales. Cela vaut aussi pour la gestion du grand âge. Et si Vieillir vivant c’était aussi mieux se nourrir, mieux se déplacer, mieux vivre sa vie familiale, ou son adolescence ? Il nous semble pertinent de mettre en récit la manière dont une autre approche du vieillissement pourrait permettre de transformer nos territoires, vers plus de résilience, vers plus de solidarité, et vers une gestion publique plus agile, plus ingénieuse et plus partenariale. La tension actuelle sur les métiers du soin, leur pénibilité et leur faible valorisation, nous invite également à penser autrement la place du grand âge dans le corps social, et le contrat qui nous lie aux aîné·es : « Vieillir vivant·es » est aussi une question qui s’adresse à chacun.e d’entre nous. Enfin, cette crise appelle à remettre au centre du débat le l’expérience et la capacité de choix des personnes concernées, qui sont aujourd’hui souvent privées de leur capacité à agir sur leur propre cadre de vie.
Et si
Et si l’épicerie du village devenait le centre-ressource de l’aide à domicile ?
Et si les maisons de retraites se réinventaient autour de passions intergénérationnelles partagées (la maison des alpagas, le club des amoureux de la morille ?)
Et si on imaginait des chèques « redesign » pour la transformation du chez soi en logement adapté ?
Et si on était capable de donner un « ambiance intergénérationnelle » aux lieux de vie et aux es-
paces publics ?
Et si des danseurs ou des sportifs de haut niveau devenaient les formateurs des métiers du soin ?
Et si le numérique favorisait la convivialité et le rapprochement des individus ?
Et si la multiplication des lieux de répits étaient au coeur de l’économie sociale dans campagnes ?
Et si la cartographie des sociabilités intergénérationnelles devenaient des outils de prévention ?
Et si les aidants familiaux formaient les médecins à la prise en charge sensible des patients par retour d’expérience ?
Et si le jumelage entre établissements permettait la formation réciproque ?
Certaines de ces intuitions ont germé au printemps 2020, pendant la crise du Covid. D’autres sont portées depuis longtemps par des acteurs qui testent des initiatives audacieuses. Améliorer les conditions du grand âge, c’est avant tout développer le potentiel de nos territoires, en
s’attachant aussi bien à l’évolution des métiers, aux formes d’habitat, au développement de projets culturels et sociaux, aux enjeux de mobilité, aux solidarités de proximité, mais aussi à l’alimentation, à la santé, à l’écologie, au tourisme… C’est toute cette diversité que nous souhaitons faire tenir dans Vieillir vivant !